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Le regard (1/3)

Parmi les choses qui m’intéressent beaucoup dans la vie, il y a les histoires. Celles que je vis, celles que j’écris et celles des inconnus. Essayer de comprendre les autres, ceux aux antipodes de ce que je suis et de ce que je fais. Alors j’aime poser des questions, m'intéresser et imaginer.

Je crois sincèrement aux belles différences mais malheureusement les minorités sont trop souvent balayées du regard, comme si un certain malaise existait. Dans une société où les échecs sont montrés du doigt, les différences presque ignorées, on apprend très vite qu’il faudra mettre des actions en marche pour arriver à s’en sortir, question d’envie et de survie. On nous demande sans cesse quant au futur, toujours penser aux plans B “Que feras-tu si tu n’y arrives pas, si ça ne marche pas”, sans toujours avoir de réponses et en croisant secrètement les doigts pour que tout se passe comme on l’avait imaginé. Pourtant, par les temps qui courent, les choses n’ont jamais été aussi incertaines, alors peut apparaître la peur. C’est parfois dur mais de cette émotion, j’essaie d’en faire quelque chose d’excitant, découvrir et rencontrer de nouvelles personnes me faisant sentir un peu plus vivante. Avec une certaine nostalgie et de beaux souvenirs de voyages en solitaire, j’avais cette envie de partir. Ce sentiment d’aventure et d’inconnu me manquent, prendre le train sans vraiment savoir où je vais. Mais je ne le fais pas parce que l’ordinateur et les cours en zoom me rattrapent, tout comme la monotonie des murs blancs de mon studio. Et puis les autres ne sont peut-être pas si loin de moi.

Il suffit d’aller dans la rue dans laquelle on aperçoit une once de liberté entre 6 heures et 18 heures. La rue est un endroit fascinant à observer, se noyer dans une foule au pas pressé est d’une grande simplicité. Mais si l’on regarde de plus près cette foule compacte au visage masqué, des individus se démarquent de ce collectif. Il y a ces inconnus avec leur canne blanche que je croise chaque jour. Les non-voyants, malvoyants, déficients visuels. Peut-être ont-ils perdu la vue mais ils portent un autre regard sur les choses, leur vision diffère mais ce sont toutes ces différences qui deviennent intéressantes à découvrir.

Peut-être heurteront-ils du bout de leur canne un bol rempli de quelques pièces de monnaie, tenu par ces hommes et ces femmes pour qui la rue est leur lieu de vie. Alors, en croisant toutes ces personnes, je me rends compte qu’il est toujours question d’essayer d'agir pour s’en sortir, de déployer le regard et des moyens. Tous ces obstacles qui viennent se poser sur nos chemins et qu’il faut tenter de surmonter et de contourner en dépit des difficultés.

Pour ma part, je ne suis pas aveugle. Je vois bien, je ne sais loucher que d’un œil et j’ai une préférence pour ma vision gauche mais tout va bien. J’aime observer d’ailleurs, ne toucher qu’avec les yeux dit-on.

Je n’ai jamais vraiment rencontré d’aveugles. Il y a bien cette fille à l’école primaire. Je me rappelle de sa drôle de machine avec laquelle elle écrivait, de son ballon à grelots qu’elle amenait durant les récréations, de l’assistante qui l'accompagnait. Et puis il y a tous ces jeux d’enfant où l’on s’amuse à fermer les yeux quelques instants, trouvant là une étrange sensation qu’est celle de la perte de repères. En grandissant, j’apprends que j’ai un arrière-grand-père italien devenu aveugle à la suite d’une maladie. Ce que je connais de lui n’est qu’une photo en noir et blanc.

Je me demande ce que l’on ressent quand les paupières semblent toujours closes et ce que l’on peut faire pour que ce voile devant les yeux ne se transforme en un lourd fardeau. C’est avec ces interrogations et cette envie de savoir que je contacte Catherine, “Mademoiselle Conte, comme les histoires” me précise-t-elle. Cette coïncidence me plaît et c’est comme ça que durant presque deux heures au téléphone nous discutons. Je suis dans mon studio parisien, dehors il pleut, rendant l'ambiance plus intimiste. J’enregistre l’appel téléphonique que je réécoute plusieurs fois par la suite. Je suis au début un peu déçue de ne pas pouvoir la rencontrer. Mais cette idée de communiquer sans la voir me plaît finalement, on est comme mises sur un pied d’égalité.

Mademoiselle Conte est malvoyante. Par rapport à son handicap, il faut savoir compenser, apprendre, prendre de la distance. Quand la vue manque, l’observation est ailleurs. Elle est le fruit d’un développement de réflexions et mises en action.

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