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Le regard (2/3)

 De ces contours d’objets et visages qui se floutent au fil du temps, Mademoiselle Conte en parle à cœur ouvert. Elle est née un jour de février, trois mois avant terme dans les années 1960: “On m’a mise dans une couveuse mais à l’époque on ne maîtrisait pas l’oxygénation alors j’ai eu des problèmes d’insuffisance respiratoire. Mes rétines ont été brûlées à cause du surplus d'oxygène." Les problèmes s’enchaînent et voilà qu’à cause d’un surdosage d’oxygène, elle perd la vue et a un problème de marche. “Je ne vois pas de l'œil gauche, et ma vue de l'œil droit n’a fait qu'empirer. Alors j’ai une canne pour m’aider à m’orienter, mais elle m’aide aussi à marcher.” Cette couveuse censée protéger et aider un nouveau-né a produit l’inverse. Drôle de paradoxe. C’est ce qui a donné une trajectoire particulière à sa vie.

Elle a toujours eu envie de normalité mais on semble lui rappeler son handicap, trouvant parfois des prétextes absurdes. “Dans mon école spécialisée, j’avais de la kiné pendant que les autres étaient en classe, alors le décalage se creusait. Après, j’ai eu un problème avec la directrice qui ne voulait pas que je fasse d’anglais. J’ai dû batailler et c’est la prof d’anglais elle-même qui a insisté pour que je puisse assister aux cours comme tout le monde. On a souvent eu tendance à me mettre dans une case et à vouloir ignorer mes capacités alors que je pouvais faire plein de choses.” Cette impression de fragilité perçue par les autres est souvent injustifiée. Il y a une différence entre ce que les autres voient de nous et comment nous nous percevons. Je repense à la directrice dont elle me parle, s’agissait-il là d’un manque de renseignements sur les problèmes de Catherine ou une préférence pour la simplicité? Je ne sais pas.

A l’époque en 1968 c’était difficile et les mœurs n’étaient pas comme maintenant, il y a avait plein de tabous, fallait pas montrer un enfant handicapé dans la rue…” Les choses ont-elles vraiment changé? Des regards se posent encore sur l’étrangeté des autres, les questions se font parfois insistantes et déplacées. Ces mêmes regards convergent ou au contraire se détournent, renforçant cette marginalisation. Elle est alors une enfant cachée comme si c’était une honte. Cette main qu'elle prendrait pour être guidée, l'a met un peu plus à l'écart.

On lui propose un travail qui se révèle impossible. “Je devais recouvrir les livres de  la bibliothèque municipale mais on ne voulait pas adapter la machine de découpe, alors évidemment j’ai été obligée de partir.” Si on lui met des bâtons dans les roues, elle décide de ne pas se laisser faire, tant pis si les autres jugent ou n’aident pas. Les choses évoluent mais lentement. Il lui a fallu attendre longtemps avant d’être acceptée quelque part. C’est ainsi qu’elle est depuis 2004 au standard d’une entreprise. Sa voix est enjouée quand elle en parle, comme une sorte de revanche sur la vie et sur ceux qui lui disaient qu’elle “ne pourrait jamais rien faire.

Alors je me demande, qu'aurais-je fait à sa place? Entendre toujours les mêmes remarques fait qu'on finit par y croire. Quand celles-ci se révèlent néfastes, il faut se concentrer ailleurs. Si elle a déjà "les yeux fermés", j'ai comme le sentiment que les autres les ferment aussi et refusent d'élargir ou changer leur point de vue. Ne se soucier du problème seulement quand on le vit. Je pense souvent à l'effet papillon et il semble être là une parfaite démonstration. Il peut être dur de mettre un terme à tout ça quand il n'y a ni coopération ni adaptation dans un monde aussi important que le travail.

Dans son cas, elle a dû apprendre à mettre en place au fil des années des astuces au-delà de son lieu de vie. Et si les choses ne sont pas adaptées, elle essaie tant bien que mal de s’y faire et de redoubler de ressources. Si j’ai pu échanger avec elle par sms par exemple c’est grâce à son téléphone à synthèse vocale. Elle vante les mérites de son appareil, targuant qu'il s’agit d’une véritable révolution.

"Ce sont plein de petites choses vers lesquelles il est possible de se tourner, savoir quoi faire exactement, connaître les aides possibles. Ce sont plein de démarches mais elles peuvent se révéler payantes. J'ai appris sur le tas et l'avancée de la technologie a joué pour beaucoup. Et puis il y a l'autre côté aussi, quand on est valide, s'intéresser aux autres et se sensibiliser aux différences, comment ils peuvent aider etc..." Cela rejoint l'idée de déployer son regard au-delà de sa personne, à travers des associations, en osant en parler, que ce soit en étant valide ou non. De ces moyens mis en place, il faut de l'observation pour mieux comprendre les besoins. Je me dis que c'est peut-être là utopique, une belle idée qui ne deviendrait que poussière face à la réalité.

Si je ne connais ni son visage ni ses mimiques, sa personnalité se dessine en revanche au fil de l’échange. Se concentrer sur l'essentiel, se détacher de la superficialité d'une société de plus en plus tournée vers l'apparence, se laisser porter par ce qui nous entoure...

Très vite, je remarque son excellente mémoire; elle cite des adresses, dates et événements précis sans même hésiter. “On compense beaucoup, par exemple moi c’est la mémoire.” Le corps semble s'adapter sans cesse, à la recherche d'un certain équilibre.

Catherine me parle des rêves qu’elle fait, “Ils sont construits comme une personne valide les verrait parce que mon cerveau a enregistré ce que j’ai vu durant l'enfance.” C’est là quelque chose d’étonnant, la capacité de se souvenir et de se replonger dans quelque chose qui n’existe pourtant plus. Je le fais. Fermer les yeux, parce que cela ouvre le champ des possibles, celui de l'imaginaire.

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