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Le regard (3/3)

 Dans cette même chambre où elle rêve, elle a appris par cœur la disposition des meubles, mettant en place des repères et des astuces. Il y a toutes ces choses concrètes. Quand nous n’avons aucun problème, tout coule de source, sans réfléchir on pose un pied devant l’autre et trace notre chemin parmi tous les passants. On prend le métro, faisons des courses, étudions... Mais quand un handicap apparaît, alors il faut réapprendre. J’ai pu m’en apercevoir.

Après une hospitalisation, je dois réapprendre les actions simples que sont s'asseoir et marcher. Et après quelques jours, je suis fière des pas que je fais dans le couloir de l'hôpital. Être heureuse de savoir me laver, marcher, m'asseoir toute seule m’aurait pourtant paru absurde avant.

Les difficultés rencontrées forcent à s’adapter et permettent de se révéler. Gagner quelque chose d’autre, ailleurs. Catherine appuie ses propos; elle est fière du chemin parcouru, de son indépendance acquise au fil des années. Ce sont des petites victoires qui ne font sens que quand on connaît le point de départ.

Notre discussion divague. A mesure qu'elle parle, d'autres questions me viennent. Au-delà de son parcours professionnel, il y a tous ces à-côtés. On parle un peu cinéma et des moyens mis en œuvre pour accéder à la culture. S'évader un petit peu de la condition dans laquelle nous sommes. Alors l'évasion passe par des histoires et des personnages que nous ne sommes pas. “L’audio-description par exemple, c’est très bien, ça décrit les scènes, les personnages, je regarde pas mal de films comme ça. Pour les gens qui ont déjà vu c'est super mais les non-voyants de naissance, les couleurs ça va pas leur parler.” Elle, les couleurs elle les voyait, elle me dit qu’elle aime beaucoup le orange, que “le gris anthracite" elle connaît. Avant, elle pouvait lire les noms des enseignes de magasins, voir les panneaux de signalisation; toutes ces choses qui aident à se repérer dans cet espace si vaste que peut être une ville. Elle s’en souvient mais maintenant la vue est plus difficile parce qu’elle s’est dégradée au fil du temps. 

Je contacte également Philippe, qui perd la vue progressivement. Ses parents étaient aveugles, sa petite fille l’est et ça continuera probablement comme ça si la science ne trouve pas d’explications à cette absence d’iris dans leurs yeux. Il se décrit comme un grand fan des chansons françaises, “Surtout Johnny” me confie t-il. “Même si ça peut être dur, je pense qu’il faut s’adapter, on n’a pas le choix. C’est un handicap mais il ne faut pas se replier sur soi parce que ça peut être vite malsain. Il faut se dire qu'il y a pire que nous et il faut toujours trouver des solutions. Et puis c’est une question de trouver sa place, de la créer parfois parce qu’elle n'existe pas toujours...

Sa place, il l’a trouvée dans le métier de jardinier et c’est le toucher qui prend le relais. Je suis étonnée qu’il puisse faire ce métier, “C’est difficile à expliquer mais c’est des petites tactiques, prendre plus le temps de toucher. Pour moi c’est inné, y’a quelque chose de plus instinctif dans ça.

Ce n’est pas toujours facile cette question d’intégration et du regard des autres. Même si lui s’est toujours considéré normal, il sait bien qu’il est différent, il le ressent à travers le comportement des autres, un peu trop d’ailleurs.

De mes conversations avec Catherine et Philippe, je retiens leur humour. Tous les deux m’en parlent comme une arme, un moyen comme un autre de dédramatiser les choses. Avant de les contacter, j'avais peur de mal m’y prendre, utiliser les mauvais mots ou les vexer. Alors je leur en fait part et leur demande. Entre déficients visuels, aveugles, malvoyants, non-voyants, quel terme utiliser? Et puis je me rends compte de toutes ces expressions; “la vision des choses, perdre de vue, le mauvais œil, le point de vue, je vois ce que vous voulez dire”. Peut-être vaudrait-il mieux que je les évite? Philippe me rassure quant à ça, il faut briser le tabou, poser les cartes sur table et parler normalement. “Prendre des pincettes ça va plus mettre mal à l’aise qu’autre chose. Et puis de mon handicap, d’autres choses sont nées; comme j’ai pas d’iris, le jour je vois comme une taupe mais la nuit comme un chat.” dit-il en riant.

Alors oui, ils plaisantent, me racontent quelques situations cocasses dans lesquelles ils se sont trouvés mais la réalité est que tout n’est pas parfait. Quand je demande à Philippe ce qui pourrait être amélioré, sa réponse m’étonne; “J’aimerais bien un système qui puisse dire à voix haute les prix des articles dans les magasins par exemple.

L’indépendance totale est difficile à acquérir. Catherine vit avec ses parents dans le sud de la France et ne s’est jamais mariée. Elle a pour projet d'avoir sa propre maison sur le même terrain qu'eux dans les années à venir. Si elle a besoin d’être entourée, de sa famille ou d’aide extérieure, elle semble vouloir le plus de responsabilités possibles et ce qui ressort de l’entretien est justement cette volonté d’y arriver. De ces contraintes de la vie qui arrivent parfois, il faut finalement les accepter dit-elle avec philosophie. “Mes parents auraient voulu me mettre dans une école ordinaire, mais ils se sont heurtés au corps enseignant et puis avec le temps j’ai accepté que je suis peut-être pas si ordinaire que je voulais le croire”.

Je demande à Philippe ce que je pourrais lui souhaiter. Il pense à sa petite-fille et espère que ça ne sera pas trop dur en grandissant. Il a dû et su inventer ses propres règles et aimerait que ce soit pareil pour elle. En attendant, il essaie de l'aider du mieux qu'il peut.

J’ai toujours eu cette sorte d’admiration chez ces personnes, qui malgré les épreuves, arrivent à s’en sortir. Il se dégage d’elles une certaine force. C’est dans cette volonté d'adaptation que naît ce déploiement, essayer de déplier quelque chose qui était jusqu’alors insoupçonné ou caché. Leur regard a changé au fil du temps, le mien aussi.

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